Pour parler de ce CD déconcertant à maints égards, il faut, outre le lexique musical, convoquer celui de la gestique (la photo du livret, où l’on voit l’interprète courir comme une flèche à travers un espace improbable, nu et abstrait, étui de violoncelle à la main est très symptomatique à cet égard) et celui du dessin ou de la peinture : un Bach à la pointe sèche, qui peut simuler l’évanescence mais s’affirmer en même temps dans la vérité de sa pleine pâte, en traits épais et nourris, au couteau. L’artiste donne, se donne, reprend, semble se rétracter, ou comme se refuser, s’escamoter en un rapt, parfois entre les notes, ou à la fin d’une phrase, respirer largement, puis abruptement, Ce qui fait « suite », et continuité dans cette interprétation sur instrument à cordes métalliques, pensée en dehors de toute allégeance à une tradition musicologique quelle qu’elle soit, expression d’un tempérament têtu mais à multiples facettes, c’est la rupture. Dans le programme d’abord : 8 minutes de musique contemporaine pour violoncelle et sons préenregistrés en 2 pièces écrite spécialement pour T. Tetzlaff et son instrument, par T. Encke : des regards sur Bach à la fois comme marge, rebord, rivage mais aussi prolongement ou sorte d’Ur-Text primitif et néanmoins futur — l’écorchant à distance, mais griffes pointées vers son dedans et modifiant son écoute. Puis cette sûreté superbe mais toujours fragile de la violoncelliste : affirmation à chaque instant et pourtant, en même temps qu’engagement, d’une certaine façon, simple allusion. Non plus rapt, mais envol léger. Tout est ici buriné, creusé, travaillé, parfois exubérant, et en même temps comme à peine posé. L’interprète se voit elle-même marcher, danser, dit-elle, sur de la glace. Glace de Encke reflétant et réfractant Bach. Glace de Bach se déglaçant. Tout cela, délicat et mordant. D’une obscurité lumineuse ou d’une clarté fatale. La gigue de la suite IV déliée comme sur une viole de gambe. La sarabande de la BWV 1012, comme grimaçante et fantômale. Un disque qui ne peut laisser indifférent car il y a là un merveilleux funambulisme. Certains détesteront, mais l’on peut aussi adorer tout à la fois cela et la lecture que donne des mêmes œuvres un Anner Bylsma par exemple. (Bertrand Abraham)
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