Injustice, les Préludes restent les œuvres de piano les plus courues de Serge Rachmaninoff. Pourtant son véritable chef d’œuvre pour le clavier solo reste, avec les Variations Corelli, les deux cahiers d’Etudes-Tableaux. Elles sont bien moins courues pour des raisons techniques d’abord : leur écriture est redoutable, ardue, rébarbative pour les doigts. Vladimir Ovchinnikov les aura toutes maitrisées, Nicholas Angelich, John Ogdon, Leslie Howard, surtout Vladimir Ashkenazy auront relevé le défi tout comme Nicolai Lugansky. Mais enfin, j’attendais un pianiste qui puisse en transcrire la lettre et l’esprit, en dominer la technique et faire rayonner l’incroyable écriture. C’est qu’il faut mettre ici un orchestre dans son piano. Cette version, la voici. Steven Osborne avait déjà étonné par des Préludes parfaits, une Deuxième Sonate et des Variations Corelli d’anthologie, il exhausse son art ici et me semble être le premier à scinder si nettement les deux cahiers. L’Opus 33 écrit à la fin de l’été 1911 garde encore le ton merveilleux des contes, une fantaisie bucolique, des lumières nocturnes, toute une poésie mystérieuse où le clavier divague et scintille, Osborne le noyant de couleur, y déployant son legato magique, creusant les mystères de l’harmonie avec une pédale savante. Quelle merveille ce grand piano qui chante sotto voce. Puis tout change dans l'opus 39, clavier âpre et tonnant, jeu nerveux qui fait éclater le cadre de l’instrument, folie digitale mordante, accords inquiétants et tout un piano plus noir, plus cinglant. C’est que la Grande Guerre plane sur ces neuf études tout comme la Révolution, et plus encore la mort si inattendue de Scriabine. Le piano de Rachmaninov semble lui rendre sans cesse hommage en même temps qu’il répond avec autant de force percussive au futurisme de Prokofiev. Tout cela s’entend dans le jeu si cultivé de Steven Osborne, dans son grand piano plein de couleurs dont le souffle comme les apartés, les fulgurances comme les mystères m’évoquent celui de Sviatoslav Richter, rien moins. Ecoutez seulement le très sombre de l’Etude en ut mineur, entre fureur et spectre. Tout grand disque d’un pianiste majeur qui signe ici son album le plus parfait (Discophilia - Artalinna.com). (Jean-Charles Hoffelé)
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