Je découvrais Zelenka non par un de ses grands vaisseaux polyphoniques, mais par les Lamentationes Jeremiae Prohetae que René Jacobs divulguait dans un double album microsillon édité par la Schola Cantorum Basiliensis et Deutsche Harmonia Mundi. La poésie quasi expressionniste de ces musiques me saisit, je l’avais déjà éprouvée en entendant Nedda Casei s’emparer avec lyrisme de la Seconde Lamentation pour le Mercredi Saint malgré l’accompagnement bien raide des musiciens tchèques d’Ars Rediviva dirigés par Milan Muclinger, mais l’ajout des instruments anciens, leurs couleurs, leurs phrasés, changeaient ce paysage de pierres en ciels. Admirable, demeuré au dessus des versions de poche qui suivirent, jusqu’au jour ou accompagné par Marcel Ponseele, Damien Guillon délivra une lecture vibrante de la Seconde Lamentation pour le Vendredi Saint, bien plus tendre que ce qu’y faisait René Jacobs. Soudain, Zelenka me paraissait aussi éloquent que Bach même dans le registre intime. Jana Semeradova devait connaitre ce rare disque Passacaille couplant des œuvres d’églises intimes de Bach et de Zelenka, car lorsqu’elle résolut d’enregistrer les trois lamentations, elle confia expressément celles pour alto à Damien Guillon. Quatre années après son enregistrement avec Marcel Ponseele et Il Giardinello, sa Lamentation pour le Vendredi Saint a pris de l’ampleur, le récit est plus chaleureux, les amen psalmodiés plus solaires, d’autant que le sertissage instrumental sonne plus ample, avec un chalumeau qui fait irrésistiblement penser aux cantates de Francesco Conti. Quel paradis sonore que ce dix-huitième siècle musicale en Europe central que l’on n’en finit pas de découvrir ! A ce titre cette nouvelle version des Lamentations dévoile toute l’intensité expressive d’un cahier qui n’aura jamais été mieux servi vocalement : Tomas Kral emporte sostenuto la grande déploration qui ouvre la Lamentation pour le Mercredi Saint, geste inouï, Daniel Johannsen réussit la délicate première Lamentation pour le Jeudi Saint qui laissait Guy de Mey encombré de maniérismes – Dieu seul sait si j’ai pourtant aimé ce qu’il y faisait ! , et à chaque mot Damien Guillon est prodigieux d’affliction et de tendresse (Discophilia - Artalinna.com). (Jean-Charles Hoffelé) Impossible à l’écoute de ce disque de ne pas se rappeler une nouvelle de Michel Tournier (« les deux banquets ») : commémorer, c’est reproduire. Ainsi de ces Lamentations : 3 jours (Mercredi, Jeudi et Vendredi Saints), chaque fois 3 leçons monodiques toutes terminées par la même phrase. Chaque jour, la dernière leçon est en style grégorien (soliste a capella). Le modèle des deux autres est unique : 4 à 5 versets dont alternent le « numéro » (en réalité le nom d’une lettre hébraïque) chanté en mélismes et le texte traité en récitatif sec ou accompagné, puis la phrase finale développée comme une minuscule aria. Une telle description pourrait faire craindre une écoute lassante… au contraire. On est empoigné, étreint. Le mérite est partagé entre le compositeur, qui montre son génie de coloriste même dans ce contexte minimaliste et les interprètes, magnifiques. Les trois chanteurs sont rompus à l’exercice (Damien Guillon a déjà fréquenté l’œuvre au disque avec Il Gardellino) et habitent le texte avec une implication sans faille. Le petit ensemble instrumental (cordes, hautbois et basse continue, rejoints par basson et chalumeau pour le Vendredi) les soutient ou les introduit avec une grande subtilité. L’œuvre est rarement enregistrée intégralement (4 versions seulement à ce jour) : raison supplémentaire de ne pas rater ce disque, remarquable jusque dans sa prise de son et sa notice. (Olivier Eterradossi)
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